Une part du patrimoine valaisan circule désormais dans le porte-monnaie de tous les Suisses. Le grand bisse d’Ayent, construit entre 1448 et 1464, a en effet séduit la Banque nationale suisse (BNS) pour figurer sur le nouveau billet de 100 francs, dévoilé début septembre. Il s’agit de la dernière des six coupures de la série « La Suisse aux multiples facettes », illustrée par la graphiste Manuela Pfrunder.
Conservant sa couleur bleue fort à propos, le billet le plus utilisé de notre pays illustre le thème de l’eau et de la tradition humanitaire. Ce sont les efforts séculaires des communautés villageoises de l’espace alpin ainsi que l’emplacement esthétique du passage de Torrent-Croix qui ont convaincu la BNS de choisir le bisse d’Ayent comme symbole. L’extraordinaire réalisation avait déjà attiré l’attention au niveau international sur une carte postale lors de l’Exposition universelle de Milan 2015.
Ce nouveau coup de projecteur sur la région donne envie de (re)partir en balade le long du fameux bisse. Ce canal d’irrigation d’altitude prend son eau dans la rivière de la Lienne, en dessous du barrage de Tseuzier, pour irriguer les prés et vignes d’Ayent et Grimisuat.
La randonnée balisée de 3 heures environ (11,3 km, difficulté moyenne) chemine depuis le mur du barrage jusqu’aux Mayens d’Arbaz. Escarpée, la première partie est déconseillée aux personnes souffrant de vertige ! En contrebas, les réalisations humaines à découvrir et la forêt aux allures mystiques plongent dans une ambiance plus apaisante.

nationale suisse.
AU-DESSUS DU VIDE
Sous le feu des projecteurs grâce à la BNS, le célèbre passage de Torrent-Croix est particulièrement impressionnant. En l’observant, le randonneur ne peut s’empêcher de
songer aux hommes qui, suspendus au-dessus du vide, ont patiemment creusé la roche. L’opération délicate consistait à s’avancer sur une planche en équilibre afin de fixer un à un les boutsets, petites poutrelles de bois supportant les chéneaux. Grâce à ce matériau vivant, qui paraît fragile au premier abord, la construction s’adapte naturellement à l’eau et aux conditions climatiques. L’or bleu fut d’ailleurs acheminé par ce passage jusqu’en 1831, date à laquelle il fut remplacé par un tunnel de 95 mètres de long à travers la falaise. Les promeneurs empruntent toujours ce chemin, au bout duquel se trouve le marteau qui permettait au gardien du bisse de vérifier au bruit si l’eau continuait de couler normalement.

Président actuel du consortage (syndicat d’utilisateurs), Gustave Savioz se plaît à rappeler les conditions techniques de l’époque et le besoin vital qui a toujours été lié à ce canal d’irrigation. Fort heureusement, aucun accident n’est mentionné dans les archives. En revanche, les conflits autour de l’utilisation de l’eau furent nombreux à être consignés ; c’est bien souvent au travers de ce prisme que les experts parviennent à retracer l’histoire séculaire des bisses. Plus récemment, dans les années 1950, l’ère des barrages vit la construction du barrage de Tseuzier entraîner la coupure du grand bisse d’Ayent pendant plusieurs années.
Grâce à une habile négociation entre le consortage et l’industrie hydraulique, une conduite forcée amène désormais l’eau depuis 1954, les 4 kilomètres initiaux du bisse n’ayant jamais été remis en service. Cet accord qui court jusqu’en 2037 rapporte au consortage quelque 20 000 à 30 000 francs par an, lui permettant d’entretenir le bisse, mis en eau de juin à septembre. Dans les années 1990, le groupement fit restaurer selon les techniques anciennes certaines parties du canal, dont le mythique passage de Torrent-Croix.


D’HIER À AUJOURD’HUI
Au milieu du XXe siècle, la modernisation de l’agriculture fit pratiquement disparaître les bisses à ciel ouvert. Mais dès les années 70 une prise de conscience de leur importance au niveau du tourisme et du patrimoine permit de les préserver, grâce au soutien des communes, consortages et autres associations de passionnés. La fonction touristique des bisses – entre 1000 et 2000 kilomètres de balade en Valais – ne doit cependant pas faire oublier qu’aujourd’hui encore ils irriguent quelque 80 % des vergers et vignobles valaisans ! « On dénombre 208 bisses d’importance cantonale en fonction. Un inventaire en cours fait état de traces de plus de 600 bisses », précise Gaëtan Morard, jeune ethnobiologiste et conservateur du Musée valaisan des bisses (www.museedes-bisses.ch).

Situé à Botyre depuis 2012, cette institution consacre pendant quelques mois une exposition temporaire au nouveau billet de 100 francs. Dans une maison classée du XVIIe
siècle, qui vaut à elle seule le détour, le musée comprend en tout une dizaine de salles réparties sur trois étages. Ethnobiologiste et passionné de permaculture, Gaëtan Morard échange volontiers avec les visiteurs sur les différents enjeux historiques, sociaux et environnementaux relatifs aux bisses : « S’ils nous rappellent le passé, les bisses ont aussi une fonction d’avenir en lien avec le changement climatique et la sécurité de l’approvisionnement en eau. Pensons à la fonte des glaciers, au développement du tourisme quatre saisons ou encore à la biodiversité autour des bisses. Ces questions qui ne sont plus posées depuis 150 ans ressurgissent aujourd’hui ».



